La place des femmes dans l'histoire Une histoire mixte

L’enseignement de l’histoire se décline au masculin. Un ouvrage collectif tente d’en finir avec cette injustice. Détails d’un manuel d’histoire mixte qui sort le genre de l’oubli. Par VÉRONIQUE SOULÉ

« Marguerite Durand était une personne remarquable. Femme du monde et républicaine convaincue, elle a fondé en 1897 la Fronde, le premier quotidien dirigé et réalisé par des femmes. Dans un univers totalement masculin, l’initiative a provoqué de nombreuses moqueries - le journal fut surnommé «Le Temps [le grand quotidien de l’époque, ndlr] en jupons». Mais Marguerite Durand est passée outre et le journal s’est imposé. Ses reporters, comme la célèbre Séverine, étaient envoyés sur tous les fronts, et la Fronde prit fait et cause pour Dreyfus.

Marguerite Durand n’a pas guerroyé, signé d’éclatantes et sanglantes victoires, prononcé des discours tonitruants à l’Assemblée, dirigé des gouvernements, même quelques mois… Avec la Fronde, elle a milité pour l’égalité hommes-femmes, bousculé les mentalités et fait progresser la cause des femmes, l’autre moitié du monde. Pourtant, Marguerite Durand n’a pas droit à une ligne dans les manuels d’histoire, pas plus que bien d’autres femmes remarquables. Elles ont été oubliées. Ou alors elles sont évoquées en quelques lignes dans un dossier en fin de chapitre que les professeurs traitent s’ils ne sont pas en retard sur le programme… Ainsi Théroigne de Méricourt (1762-1817). Partie de chez elle à 14 ans, elle fut une sacrée meneuse, participa à la prise de la Bastille, créa un club révolutionnaire, réclama de porter des armes et combattit, en amazone, lors de la prise des Tuileries en août 1792. Sa contemporaine madame Lavoisier (1758-1836) aurait, elle, mérité la même gloire que son mari. Elle fit des découvertes théoriques et rédigea toutes les planches figurant dans le traité de chimie de son époux.

Coquettes ou hystériques

Toutes les analyses de manuel réalisées ces dernières années par le ministère de l’Education ou par des centres de recherches aboutissent à la même conclusion : les femmes n’ont toujours pas la place qui leur revient. L’histoire ignore la question du genre, l’évolution des rapports hommes-femmes, celles de l’image de la virilité et de la féminité, comme si tout cela ne révélait rien des sociétés. Elle est écrite au masculin, dominée par des héros et par des femmes-mères, allégories de la terre nourricière, des femmes-muses inspirant les artistes, des coquettes s’épanchant dans des journaux intimes, des hystériques s’enflammant pour une cause, des suffragettes coiffées à la garçonne…

Fortes de ce constat, quatre historiennes - chercheuses ou enseignantes, militantes à l’association Mnémosyne créée en 2000 «pour développer l’histoire des femmes et du genre en France» - ont décidé d’écrire «une histoire mixte, un autre récit qui sorte les femmes de l’ombre».La Place des femmes dans l’histoire, qu’elles ont coordonné et rédigé avec une trentaine d’auteurs, est paru cet hiver chez Belin. L’ouvrage est une somme passionnante où, de l’Antiquité au monde contemporain, on découvre que les femmes, même reléguées à la sphère privée, furent aussi un moteur de l’histoire, qu’elles s’engagèrent en politique alors même qu’elles étaient privées de droits civiques, qu’elles créèrent alors même que leurs œuvres étaient regardées de haut. Et enfin, qu’elles ont toujours travaillé, et cela bien avant 1914 où elles ont remplacé les hommes partis au front…

L’ouvrage, chronologique, est découpé en 36 chapitres correspondant à ceux étudiés dans le secondaire. Destiné aux enseignants, c’est aussi un beau livre qui peut intéresser un large public, avec ses illustrations sur papier glacé. Les 3 000 exemplaires ont d’ailleurs déjà tous été vendus et une seconde édition est en route. «Cela nous a surprises, mais c’est la preuve que cela répond à une attente», explique Annie Rouquier, une des coordinatrices. Tous les participants à ce travail ont œuvré bénévolement et ont cédé leurs droits d’auteurs à Mnémosyne qui, depuis deux ans, ne reçoit plus de subventions de l’Etat.

Occasions ratées

Certains chapitres sont proposés aux enseignants comme des compléments. Ainsi celui sur la Seconde Guerre mondiale. La défaite de 1940 fut «aussi une faillite du masculin», écrit Fabrice Virgili. Avec ses 2 millions de soldats faits prisonniers, les femmes et les enfants jetés sur les routes dans la moitié nord du pays et le gouvernement fuyant Paris, ce fut une vraie «débandade».«Vaincus, désarmés, humiliés, poursuit l’historien, les soldats stationnèrent des semaines dans les Frontstalag un peu partout en France, avant de partir pour le Reich. Simples soldats ou généraux, les hommes français, au contraire de leurs aînés, n’avaient pu empêcher qu’"ils viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes".»

D’autres chapitres proposent des réécritures complètes de l’histoire, comme celui sur l’entre-deux-guerres. «Jusqu’ici, on présentait surtout l’instabilité gouvernementale et monétaire, les alliances, les élections, explique Irène Jami, coordinatrice et prof d’histoire à Paris. Les élèves apprenaient subitement qu’après la Seconde Guerre mondiale, de Gaulle avait donné le droit de vote aux femmes. Or, il est central de comprendre pourquoi. Il y avait un mouvement fort pour le réclamer dans l’entre-deux-guerres. A cinq reprises, la Chambre des députés l’a proposé mais le Sénat l’a rejeté. Il faut aussi savoir qu’à l’époque, les élus représentaient une minorité de l’opinion car seuls votaient les hommes de plus de 21 ans.»

Le Front populaire est aussi une occasion ratée pour les femmes. «Si on ne le regarde pas sous l’angle du genre, poursuit Irène Jami, on ne voit pas que la crise est ressentie différemment par les hommes et les femmes. Aux côtés des non-syndiqués, des femmes ont participé aux débuts des grèves. Mais les célibataires ont été très vite renvoyées chez elles. Et aux Galeries Lafayette, les hommes, pourtant minoritaires, ont pris la tête du mouvement. Au final, on n’a jamais réclamé l’égalité des salaires, et les inégalités se sont même accrues. Le Front populaire n’a pas non plus abrogé la loi de 1920 durcissant la répression de l’avortement.»

«Peintresses», «sculptrices»…

L’histoire ainsi revisitée amène à s’interroger sur des périodes entières, comme la Renaissance. «Y a-t-il eu une Renaissance pour les femmes ?» : l’historienne Sylvie Steinberg consacre un chapitre à la question. Le grand mouvement intellectuel et artistique allant du  XIVe au XVIe siècle, qui prône l’humanisme, s’est-il accompagné d’une émancipation culturelle des femmes ? On est loin du compte. Il y eut bien en Europe des femmes mécènes, savantes et artistes. En France, on parlait même de «peintresses», de «sculptrices», d’«écrivaines»… Mais les femmes ne peignaient guère que des portraits et des natures mortes, «les scènes historiques étant considérées comme trop élevées pour elles», écrit Sylvie Steinberg. Les femmes écrivains se cantonnaient, elles, à des poèmes d’amour et à des textes pieux. Lorsqu’elles s’aventuraient à toucher à la politique, comme Marie le Jars de Gournay, elles devenaient la risée de ces messieurs.

Le siècle des Lumières, le XVIIIe, étudié dans un autre chapitre, ne fut pas toujours lumineux pour les femmes. Elles tiennent des salons littéraires mais ce sont des hommes, exclusivement, qui rédigent l’Encyclopédie. Même la Révolution française, où l’égalité entre les sexes fut au cœur de débats passionnés, ne leur fit pas tant de cadeaux. Le suffrage universel instauré dans la Constitution de 1793 n’était-il pas réservé aux hommes ?

«On s’aperçoit, avec cet ouvrage, que dans toutes les sociétés, la place des femmes a été en second, relève Geneviève Dermenjian, qui a coordonné la partie sur l’Antiquité et sur les religions. Même dans la Grèce antique où elles dirigeaient la maison, le pouvoir politique ne leur appartenait pas. Dans le christianisme, il y avait beaucoup de femmes autour de Jésus et elles sont très présentes dans les Evangiles. Mais elles disparaissent ensuite.»

Un autre intérêt de l’ouvrage est de montrer que rien n’est jamais acquis pour les femmes. Les droits conquis un jour - comme aux débuts de la Révolution française - peuvent être remis en question plus tard : sous Napoléon, elles furent de nouveau marginalisées. On découvre ainsi d’incroyables résistances. Le 6 janvier 1889, le Pr Charcot déclare à une étudiante qui vient de soutenir sa thèse : «Si votre but a été de prouver que la médecine est une profession autant féminine que masculine, il m’est impossible de ne pas m’élever contre une telle prétention. La femme médecin ne sera jamais que l’exception.»

Opiniâtreté

Pour que ce livre voie le jour, il a fallu à ses auteures de l’opiniâtreté. «Les connaissances existaient», explique Annie Rouquier, une ancienne enseignante et inspectrice pédagogique régionale. Depuis la création, en 1973, des deux premières chaires d’histoire des femmes - à l’université Paris-VII avec Michelle Perrot (qui préface l’ouvrage) et à Aix-en-Provence avec Yvonne Knibiehler -, on a bien progressé. «La principale difficulté a été de trouver un éditeur. La présence parmi nous de Françoise Thébaud[1]nous a beaucoup aidées.»

Il reste à savoir si leur ouvrage fera son chemin dans les classes. Depuis quelques années, les textes officiels recommandent aux professeurs d’histoire de faire une place aux femmes dans leurs cours. L’inspection générale d’histoire, à qui les auteures l’ont présenté, l’a bien accueilli.

Les quatre historiennes sont allées voir les régions et les départements qui ont respectivement à charge les lycées et les collèges, et qui financent tout ou partie des manuels. Outre l’Ile-de-France, qui leur a accordéune subvention, seules trois collectivités ont passé commande : le Poitou-Charentes, le Limousin et l’Isère.

Le 8 mars, journée de la Femme, Roselyne Bachelot a offert un exemplaire de l’ouvrage à chacun de ses collègues mâles du gouvernement. On ignore ce que Luc Chatel en a pensé. Ces derniers jours, alors que des députés UMP s’indignaient des références au genre dans les manuels de sciences de la vie, au chapitre de la sexualité, le ministre de l’Education proposait des cours de morale. »

Source : http://www.liberation.fr/societe/01012358304-au-chapitre-des-grandes-femmes

(1) Codirectrice de la revue «Clio, histoire, femmes et sociétés», et auteure de l’ouvrage de référence «Ecrire l’histoire des femmes».

Lire des extraits de l'ouvrage : http://www.editions-belin.com/ewb_pages/c/catalogue_interactif.php?article=70115391

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